En vue des législatives de 1986, Mitterrand impose la proportionnelle dans le cadre départemental. Panique parmi les députés P.S. élus très facilement, surfant sur la vague rose de 1981 avec le mode de scrutin que nous connaissons aujourd’hui. La peur est grande d’être éliminé faute d’être très bien placé sur la liste départementale. Je n’étais pas concerné puisque j’avais décidé de ne pas me représenter. Un matin, à la buvette du Palais Bourbon, j’entends un député des Alpes Maritimes, très en colère : il dénonçait le parachutage comme tête de liste dans son fief d’Huguette Bouchardeau alors ministre, imposée par l’appareil de Solférino, au titre d’un accord avec le P.S.U.
Le député menacé d’être privé de son siège éructait : ça va mal se passer, Bouchardeau est pro-palestinienne, elle va susciter l’hostilité des juifs nombreux sur la Côte d’Azur. Le hasard fait, que peu après, je croise la ministre dans les couloirs. J’avais rompu des lances avec le P.S.U., mais j’avais de l’estime pour Bouchardeau, une agrégée de philo, mais qui ne jouait pas à l’intello. Je lui dis : au P.S., ils ne te réservent pas un bon accueil du côté de Nice. Elle me confesse que ça l’inquiète. Je lui dis alors, tu n’as qu’à venir dans le Doubs, je laisse une place qui assurerait ton élection et chez moi, tu serais bien acceptée : il y a les Lip et beaucoup de sympathisants de Rocard.
Quelques jours plus tard j’apprends que le transfert va s’opérer et que la ministre avait obtenu une faveur : les législatives étant couplées avec les Régionales, une place éligible (et les places étaient chères) serait réservée à une représentante du P.S.U., pour laquelle elle avait une grande estime. De qui s’agissait-il ? De Paulette. La ministre, fine mouche, connaissait les qualités de sa camarade et voulait lui mettre le pied à l’étrier.
Je mis ma permanence, mon secrétariat à la disposition de la campagne. Bouchardeau fut élue. Je regrette que la greffe n’ait pas pris durablement, mais c’est une autre histoire. Paulette, de son côté fit son entrée au Conseil Régional, s’y fit apprécier par son pragmatisme, son approche humaniste des dossiers. On connait la suite, mais ceci aussi est une autre histoire.
Sur Reugney
Mars 1971 : les municipales ont été bonnes pour le P.S. dans le Doubs : Minjoz, facilement réélu et dans le Pays de Montbéliard, grâce à Boulloche, de grosses localités basculent à gauche. Succès dus à l’alliance entre militants venus de la C.F.D.T. et de la Sociale démocratie. Dans la foulée sénatoriales, en septembre pour les deux sièges au scrutin majoritaire avec panachage, jusqu’alors la Droite l’emportait haut la main, mais je pense que Robert Schwint a des chances : en plus de nombreux grands électeurs urbains, il compte sur l’appui d’une nouvelle génération de maires ruraux, souvent paysans, marqués par la guerre d’Algérie, appréciant Rocard. De plus, au plan local le maire du Russey est connu pour son dynamisme. Ses liens avec les milieux protestants et catholiques, son engagement au S.G.E.N.-C.F.D.T., alors très bien implanté. J’obtiens que Robert soit investi. Il lui faut un suppléant, le plus efficace serait qu’il soit paysan, maire d’un village et disposant d’une large estime dans son milieu. Après discutions entre amis, décision est prise de solliciter le maire de … Reugney. Et le choix, parmi les plus de 550 communes rurales que le Doubs comptait alors n’était pas dû au hasard. Nous prenons rendez-vous Robert et moi avec Edmond Grandjacquet. C’est la première fois que je mettais les pieds dans ce village que je savais marqué par une paysannerie intelligente, marquée par le mouvement des coopératives, la pratique conviviale du tarot, bon exercice pour développer l’aptitude au raisonnement, souvent formée par un catholicisme d’ouverture notamment par le biais du grand mouvement de jeunesse que fut la Jeunesse Agricole Catholique, la J.A.C. Un milieu sensibilisé, l’Afrique, par le biais des nombreux missionnaires du Haut-Doubs.
Nous fûmes reçus fort cordialement par le maire qui déclina l’offre pour des raisons de santé. Il promit de soutenir Robert auprès de son riche réseau d’amis. Il nous suggéra de solliciter un leader paysan appartenant à la même mouvance et lui aussi très apprécié dans son milieu : il s’agissait de Charles Marmier de Frasne qui accepta de se lancer dans l’aventure. Et à la surprise générale, Robert fut élu, premier sénateur de gauche depuis… 1913 !
C’est une page d’histoire que j’écrirai peut-être si j’en ai encore la force, mais je regrette que dans les nécrologies parues (et je pense en particulier au très bel article du ˝Monde˝ qui m’a fait chaud au cœur), on ait très peu parlé de ces racines solides, porteuses d’intelligence, de bon sens, de générosité, de réformisme solidaire efficace implantées à Reugney, point d’ancrage du parcours hors du commun, les pieds dans la terre, aux antipodes du hors-sol, de Paulette.